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index.htmlCORRUPTIONS, LIBERALISATIONS ET DEMOCRATISATIONS
Tiers-Mondes n° 161
Jean Cartier-Bresson
EDJ, Reims
GREITD-CEDI, Paris XIII
"Tous les hommes du pouvoir volaient. Quiconque occupait des fonctions sans voler créait un désert autour de lui; il se rendait suspect. A la première occasion, on se débarrassait promptement d'un individu de ce genre: il gâchait le jeu. Toutes les valeurs en arrivèrent ainsi à être renversées." Kapuscinski, Le Shah.
"Je ne me rappelle pas que Sa Magnanime Majesté ait jamais renvoyé ou châtié quiconque pour la corruption. Qu'on profite donc de la corruption, du moment qu'on sait faire preuve de loyauté!", Kapuscinski, Le Négus.
1. Un nouveau contexte
La corruption intéresse les analystes du développement de façon intermittente depuis presque quarante ans. Dès les travaux pionniers la question de l'effet du phénomène sur la modernisation politique, économique et sociale des sociétés du Tiers monde se posait. La controverse opposait les fonctionnalistes libéraux et les structuralistes (cf. Cartier-Bresson, 1992). Les premiers voyaient dans la corruption une stratégie de contournement des obstacles politico-étatiques et un accélérateur amoral mais efficace des transitions souhaitables vers des économies de marché démocratiques alors que les seconds insistaient sur les victimes de ce système informel et prônaient dans une logique keynésienne et wébérienne la construction d'Etats forts. Le débat c'est depuis enrichie d'une littérature théorique et empirique considérable proposant des études de cas, des typologies, des analyses comparatives (cf. Heindenheimer et al., 1989) cherchant à répondre essentiellement selon les méthodes et les champs des sciences politiques, économiques et de la sociologie à trois questions : (i) quelles sont les causes de la corruption ? (ii) quelles sont ses conséquences ? et (iii) comment lutter contre ce phénomène si les conséquences sont négatives ? Cependant le contexte des études cherchant à répondre à ce triptyque a radicalement changé depuis le début des années 90 pour au moins trois raisons.
1.1. Une évolution de l'attention et de la perception au niveau national et international
La corruption est devenue un sujet de société récurant dans la quasi totalité des pays de la planète, y compris dans les pays démocratiques développés. Partout où la liberté d'expression existe, ces transactions occultes sont une nouvelle source d'intérêt pour les médias, qui dévoilent et labélisent comme des scandales ces phénomènes jusqu’alors souvent tolérés. Pourtant, la corruption n’est pas synonyme de scandale: l’une peut aller sans l’autre et inversement.
Au niveau nationale l'attention portée au sujet est souvent concomitante d'une érosion du système de performance et de légitimation de la régulation économique et politique. La corruption, comme phénomène d'échange occulte et d’influence réciproque entre les sphères politique et économique, se présente aisément comme un bouc émissaire agrégeant toutes les formes de déception. Il se développe alors dans de larges fractions de la société le sentiment que la corruption a augmenté, entraînant une demande de moralisation ou de justice ou encore d'amélioration de la crédibilité des engagements des acteurs publics. La lutte anti-corruption entre ainsi dans l'agenda incontournable des hommes politiques en quête d'une relégitimation ou bien comme un arme stratégique utilisée dans la concurrence que se livre les partis politiques ou des fractions de la société. Dans cette dernière dimension, comme le montre dans ce numéro les articles de Hibou et Tozy sur le Maroc et de Talahite sur l’Algérie, la lutte anti-corruption s’apparente encore souvent à des règlements de compte.
Au niveau international la conjonction de quatre facteurs explique, la mode anti-corruption : (i) la globalisation poussant à la constitution de normes internationales garantissant la sécurité des transactions pour les firmes multinationales, (ii) l'entrée en jeu des Etats-Unis voulant harmoniser les armes autorisées dans la concurrence entre firmes américaines et européennes ou japonaises, ces dernières étant réputées plus corruptrices (cf. la contribution de Lamsdorff à ce débat dans ce numéro), (iii) la volonté de la Banque mondiale et du FMI de reconstruire des institutions politiques capables d'appliquer les PAS, et leur désir d'améliorer la productivité de leurs prêts afin d'éviter une augmentation de la fatigue vis-à-vis de l'aide internationale (cf. Cartier-Bresson dans ce numéro) ; (iv) la fin de la guerre froide et la victoire du modèle occidental permettent à la fois la réduction de l'allocation des ressources de l'aide sur des critères géostratégiques et l'affirmation de l'universalisme du modèle de démocratie de marché.
Ainsi tant au niveau national (partis politiques ou ONG) que régionale (UE, OUA, OAS, ASEAN) qu'au niveau international (OCDE, ONU, BM, FMI, PNUD,) la lutte anti-corruption a gagné son statut de programme essentiel au développement de l'ordre économique, politique, et international. Dans ce contexte, les analyses fonctionnalistes ont disparu au profit de recherches, de plus en plus nombreuses et principalement économiques et économétriques, mettant presque toutes en lumière les effets désastreux de la corruption : (i) baisse des investissements, de la croissance et augmentation de l'insécurité de l’environnement économique, (ii) altération des processus judiciaires, (iii) renforcement des inégalités et de la pauvreté par un accès aux services publics vendu aux plus offrants, (iv) augmentation des déficits publics à la suite des détournements de fonds publics, de l'évasion fiscale et de la distorsion des dépenses en faveurs des programmes offrant le plus de pot-de-vin (armement versus éducation), de la distorsion de l'allocation des jeunes diplômés en faveur de la fonction publique, (v) irresponsabilité général des organes de contrôle (non-respect de l’environnement, effondrement d'immeubles lors de tremblements de terre, faillite bancaire en Asie du Sud-Est, protection des organisations criminelles,...). Les recherches académiques perdent le monopole de la production, et la corruption en entrant dans le champ d’action des institutions devient la mère de tout les maux et perd pour le grand public son statut folklorique. La démocratisation, offrant au minimum la liberté d'expression, permet la diffusion internationale de cette nouvelle perception qui a été bien synthétisée par l’index de perception de la corruption dans le monde de l’ONG Transparency International (cf. www.transparency.de).
1.2. La récente progression de la démocratie et de la libéralisation économique dans les PED
Pour les anciens fonctionnalistes et leurs adversaires la démocratie de marché devait apaiser les tentions et permettre en théorie une réduction de la corruption ou tout du moins de ses effets les plus néfastes. L'histoire actuelle ouvre alors une nouvelle controverse sur les causes de la corruption. Assistons nous à une transition générale vers la démocratie de marché universelle ou bien à un processus où les ruses de la raison (les résistances cachées ou les ruses de l’Etat minimum pour reprendre le terme de Coussy, 1994) accouchent de nouvelles formes de régulations politico-économiques liées aux divers compromis nationaux? S'il est évidemment impossible de répondre à cette question, le simple fait de la poser explique le cadre de la controverse actuelle. Pour certains (Harriss-White et White, 1996 ou Hibou, Tozy et Talahite dans ce numéro) la libéralisation et la démocratisation mal gérées (volontairement ou non) et construites avec des institutions formelles inadaptées à l'histoire et à la sociologie locale font apparaître de nouvelles opportunités de corruption (les privatisations oligarchiques, la décharge wébérienne, l'exclusion du marché du travail,...) ou des formes de corruption plus désorganisées et nocives (par ex. la Russie versus la Chine). A l’inverse, pour d'autres (Langseth, 1997 ou Johnston dans ce numéro), ce double processus réduit les opportunités de corruption en organisant un modèle de contre-pouvoir au niveau politique (les élections et les parlements), juridique (l'indépendance de la justice) et économique (la concurrence et la dépolitisation des transactions).
En tout état de cause, il existe bien une ancienne et une nouvelle corruption (Cartier-Bresson, 1998, p. 9-11). L’ancienne corruption prend son essors dans les opportunités offertes par les politiques économiques interventionnistes traditionnelles (par ex. le protectionnisme commerciale et la politique industrielle) qui renforcent le pouvoir de monopole et le pouvoir discrétionnaire des acteurs publics des Etats démocratiques fortement autoritaires ou des dictatures (cf. les théorie de la recherche de rentes du Public choice). La nouvelle corruption est fécondée par la transition vers un modèle occidental ou bien par son "mime rusé" qui permet aux élites de détourner des objectifs affichés (cf. la théorie de la privatisation des Etats, Hibou, 1999). Les deux formes de corruption peuvent cohabiter d'autant plus que les causes structurelles de la corruption dans les PED résident dans : (i) la pauvreté, (ii) la pénurie de biens publics et la mauvaise administration de ceux-ci, (iii) la faiblesse des salaires dans la fonction publique, (iv) le clientélisme qui existe dans les démocraties et les dictatures et implique une redistribution des fruits de la corruption (cf. Médard dans ce numéro sur la relation entre le clientélisme et la corruption), (v) les fractionnements ethnolinguistiques, religieux ou régionaux, (vi) la fragilité de la classe des entrepreneurs, l'atonie de la demande et l'évolution erratique de la croissance. Ces travers caractérisent autant certains pays résistant à la libéralisation que des pays s'étant engagés dans cette voie.
1.3. Les futurs enjeux de la lutte anti-corruption
L'analyse de la corruption détermine généralement les moyens de lutte proposés. Durant les années 80, les propositions du Public choice se cantonnaient à une réduction de l'intervention de l'Etat. Depuis le milieux des années 90, avec l'apparition massive d'une production théorique et empirique issue des organisations internationales, l'agenda de la lutte anti-corruption chevauche celui de la bonne gouvernance et s'ouvre à des analyses néoinstitutionnelles (Grellet, 1999 ; Hugon, 1999). Cette évolution vers la prise en charge des "soft issues" tels la corruption (Conférence de Durban avec 1600 participants, 135 pays et les dirigeants des grandes organisations internationales), le droit des femmes (Conférence de Beijing), l'environnement écologique (Conférence de Rio) donne une grande place à des partenariats avec les ONG. Ces conférences réunissent des représentants de toutes les cultures et s'inscrivent dans un long processus d'accommodement et de recherche d'un référentiel commun. La mobilisation de la société civile est sensée atténuer les blocages étatiques au développement. Ce changement est déjà critiquée tant par les néo-libéraux qui militent pour que les Institutions Financières Internationales se cantonnent dans des politiques classiques de prêt aux pays les plus pauvres (cf. Krueger, 1998) que par les radicaux qui y voit une nouvelle forme de privatisation de l'Etat (Hibou, 1998) ou une ingérence de l'Occident sous couvert d'éthique universelle.
Malgré cela, un consensus sur la lutte anti-corruption existe pour l'heure dans la communauté des organisations internationales. La stratégie "pluraliste" préconise des mesures : (i) de libéralisation des marchés en accélérant et en mieux contrôlant les déréglementations et les privatisation, (ii) de renforcement de la démocratie politique par le haut (la volonté politique des dirigeants réformateurs) et par le bas (la mobilisation de la société civile et des ONG), (iii) des réformes des institutions publiques centrées principalement sur la justice, les douanes et la police (iii) des aides financières pour mener de front ces chantiers et des pressions en terme de conditionnalité pour les mauvais élèves. La majorité des chercheurs demeure dubitatif sur les chances de succès de cette liste de mesures, car la gestions concrète des transitions vers ce modèle normatif demeure mistérieuse et pleine de contradiction.
2. La compréhension d’un phénomène universel et hétérogène
Dans ce nouveau contexte, travailler sur la corruption sans faire appel à la simplification véhiculée à l’heure actuelle par les organisations internationales oblige de reprendre les recherches sur la représentation du phénomène. Dans cette logique, il est difficile de généraliser et de comparer les causes et les conséquences de la corruption car autant les définitions que la nature et les formes des transactions varient fortement d'un pays à l'autre.
2.1. Les nombreux visages de la corruption
Une définition consensuelle de la corruption évoque un abus d'autorité publique pour des avantages privés. Mais derrière cette simplicité ce cache une multitude de situations dont rendent compte diverses typologies.
1/ Pour la majorité des économistes (Rose-Ackerman, 1978), la corruption est une transaction correspondant à une trahison d’un mandant (la victime) et opérant par un échange illégal entre un mandataire et un tiers, dont les gains et les pertes dépendent de l’action du mandataire. Elle recouvre des cas de corruptions politiques (l’achat de lois parlementaires ou de grands contrats publics) et administratives (achat de l'application des lois). La corruption administrative se développe autant lors de la fourniture de services, quand il s'agit d'éviter les files d'attente, que lors d'achat par les administrations de biens d'équipement, ou encore dans des administrations de coercition (police, justice, fisc). Dans cette logique Rose-Akerman (1999) dissocie pour le corrupteur: i) les pots-de-vin qui permettent d’éviter ou de réduire les coûts (réduction illégale de taxes, laxisme dans l’application d’une réglementation antipollution, sous-évaluation du loyer d’un logement social, annulation des charges contre un criminel, " bonus incitatif " améliorant le traitement administratif, etc.), ii) les pots-de-vin qui offrent un contrat public, iii) les pots-de-vin qui équilibrent les offres et les demandes de biens publics rares, mais augmentent leur coût (allocation de licences d’importation ou de prêts bonifiés), iv) les pots-de-vin imposés par l’extorsion. Il faut alors de manière symétrique dissocier pour le corrompu: (i) les pots-de-vin qui permettent un enrichissement direct, et (ii) les pots-de-vin qui servent à financer les activités politiques (électives ou clientélistes) de conquête ou de maintien au pouvoir. Quelles soient politique ou administrative, les transactions peuvent être nationale ou transnationale.
2/ Dans une logique comparative, il est possible de distinguer selon les pays et les périodes le niveau de la corruption, même si la mesure demeure un exercice difficile et subjectif. La quantification fait appel à des enquêtes menées auprès des dirigeants du secteur public, du secteur privé et des ménages et évalue sous forme d’index la perception par ces acteurs de la corruption soit dans divers pays, soit dans diverses administrations publiques ou dans divers secteurs économiques. Ces données, qui ont été amplement utilisées par les récentes études économétriques en vogue dans les organisations internationales, sont fragiles et fortement controversées. Elles ont en tout les cas le mérite de lancer le débats et de faire les premiers pas vers une analyse quantifiée. Jusqu’à maintenant ces travaux économétriques ne s’intéressaient qu’aux corrompus en tentant de mettre en lumière des corrélations entre la demande de pots-de-vin, les structures de marché, les institutions politiques ou juridiques, les investissements et la croissance (cf. Cartier-Bresson, 1998, p. 35-37). La contribution de Lamsdorff dans ce numéro innove de deux façons. Tout d’abord, elle essaie de se dégager des index subjectifs en se fondant sur des données objectives (compétitivité et part de marché, lien néocolonial ou linguistique...). Ensuite, elle s’intéresse aux pays corrupteurs qui offrent des pots-de-vin, permettant de rejeter une partie de la responsabilité de la situation des PED sur les firmes multinationales et sur la complicité dont elles profitent de la part de leur gouvernement. Les méthodes et la classement proposé sera à n’en pas douté fortement discuté, et c’est là un point positif. Nonobstant le débat sur les perdants et les gagnants à l’adoption de la convention de l’OCDE criminalisant la corruption des fonctionnaires étrangers pourra enfin commencer.
Même si les travaux quantifiés ne donnent pas encore de résultats satisfaisant, il est évident que la corruption peut être endémique, c'est-à-dire marginale, épidémique, à savoir généralisée, systémique ou institutionnalisée, ce qui suppose qu'elle est devenue un rouage de la reproduction du système, ou enfin planifiée, ce qui implique qu'elle est un instrument vital pour la survie du régime politique en tant que moyen de contrôle des divers segments de la population. Cette typologie est applicable de la même façon aux secteurs de la vie économique ou aux divers secteurs de l’administration. Un second type d’observation localise le niveau social des acteurs concernés et dans la même optique la valeur des transactions. On dissocie alors la petite corruption administrative (faible prix des pots-de-vin) impliquant l’ensemble de la population et la grande corruption politico-administrative (forte valeur des pots-de-vin) intégrant une fractions des élites.
3/ La majorité des chercheurs acceptent depuis Johnston (1986) que les effets de la corruption dépendent fortement des caractéristiques des transactions et des agents qui les développent. Les échanges peuvent être fortement organisés et centralisés par des acteurs acceptant une règle du jeu préétablie, ou bien relativement désorganisés (décentralisés), voire anarchiques, et caractérisés par des marchandages permanents (montants instables). De même, les conséquences de la corruption dépendent du degré de prévisibilité des actes, de la stabilité du nombre d’agents qui participent au marché du côté de l’offre et de la demande, de la position sociale des offreurs et des demandeurs, de la nature des relations sociales qu’ils entretiennent en dehors des transactions corrompues (agents impersonnels ou appartenant à un même réseau de socialisation). Pareillement, le fait que les transactions soient régulières ou sporadiques ou encore que le marché soit inclusif ou exclusif (c’est-à-dire que la participation aux transactions soit ouverte à tous ou nécessite une pré-qualification quelconque), changera les conséquences du phénomène. Le niveau de la corruption ne dépend donc pas seulement du montant des rentes offertes mais aussi des structures politiques pour ce qui concerne l’offre de corruption (demande de pots-de-vin) et des structures de marché nationales et internationales pour ce qui concerne la demande de corruption (l’offre de pots-de-vin). Concernant la répartition des pouvoirs de marché entre les offreurs (la puissance publique) et les demandeurs (les acteurs privés), quatre cas sont envisageables.
- Le monopole bilatéral. Les deux parties possèdent un pouvoir identique et l’échange est mutuellement bénéfique. Ce cas de transaction centralisée est le plus fréquent quand les élites politiques et économiques sont peu nombreuses et homogènes et que le système de légitimation impose des performances comme dans les démocraties.
- L’offre domine la demande. Dans les systèmes kleptocratique le corrompu est faiseur de prix. L’extorsion se développe soit parce que la société civile ou le secteur privé est faible (sous-développement ou absence de droits de l’homme et de propriété), soit parce que le pouvoir politique étant fortement fractionné (entre régions, ethnies, partis ou à l’intérieur des partis), chaque clan doit trouver le maximum de ressources pour mener sa lutte.
- La demande domine l’offre. Un État faible, subie la domination d’acteurs privés qui partagent les rentes avec des acteurs publics cooptés.
- Atomicité de l’offre et de la demande. Un État parcellisé fait face à de nombreux corrupteurs et le marché de la corruption devient très concurrentiel. La spirale de la corruption débouche sur une multitude de petits pots-de-vin.
Ces diverses typologies montrent l’importance des règles économico-politiques qui déterminent le jeux au sein des élites et entre les élites et l’ensemble du corps social.
2.2. Corruption, clientélisme et démocratisation
Nous avons vu comment la littérature des organisations internationales était emprunte d’un volontarisme fortement normatif axé sur la transition vers la démocratie de marché. Les travaux français sont généralement plus sensibles au fossé qui existe entre les normes symboliques et les pratiques concrètes des acteurs sociaux. Ils s’ouvrent alors à l’étude des modes d’influence réciproque de la sphère publique et privée en côtoyant les problèmes de clientélisme et de népotisme. Dans cette perspective, les stratégies d’accumulation de ressources économiques et politiques sont conjointes et le chevauchement des sphères représente la norme autant durant la période caractérisée par les rentes mercantilistes que durant celle des PAS et de la démocratisation. Cette sensibilité s’explique à partir du moment où loin de s’arrêter au versement des pots-de-vin, ces travaux décrivent le circuit de la redistribution clientéliste avec ses ressources multiples (patronage, faveurs, postes publics, argents, votes, rentes). Ils observent aussi les microlégitimités que ce circuit suscite en même tant que ses chaînes d’allégeances. L’indifférence au droit, si bien exprimée par Kapuscinski dans les deux citations misent en exergue, est la contrepartie de la loyauté des obligés. Le CERI a engagé depuis presque dix ans un programme de recherche d’anthropologie historique sur les divers chemins empruntés par la constitution de l’Etat, et sa criminalisation actuelle, militant en faveur d’une analyse strictement positive. Ses chercheurs refusent en général de proposer des scénarios de sortie du jeux clientéliste, car la dichotomie privé/public est pour eux inopérante (cf. Bayart, 1989 ; Bayart, Hibou, Ellis, 1997). Dans cette perspective de banalité des chevauchements, la frontière entre la corruption et le clientélisme ne se trouve que dans la procédure de criminalisation. Dans ce sens, la corruption n’est pas l’altération d’un modèle, mais une forme concrète du système politique parmi d’autres, et la dénonciation de la corruption demeure simplement une ressource dans la stratégie des nouveaux entrepreneurs politiques. L’enjeu de la dénonciation (la reformulation de la frontière) réside dans l’évolution de la tolérance vis-à-vis du fossé entre la politique officielle et officieuse et demeure une simple question de gouvernabilité.
Continuant ce programme d’analyse positive, Hibou et Tozy expliquent comment la corruption au Maroc est " une modalité de négociation parmi d’autres, une pratique qui vise à rendre la norme compatible avec des intérêts, particuliers ou généraux ". La norme négociée prend sa source historique dans les divers référentiels du droit marocain et fait partie intégrante du Makhzen, ce fonctionnement de l’administration fait de dérogations permanentes à la règle. Ces dérogations sont allouées de façon discrétionnaire et offrent en retour au pouvoir monarchique l’allégeance et la servilité. Les approches légales et technico-économiques des organisations internationales sont alors à tors imperméables: (i) au fossé qui sépare les normes officielles et les normes sociales non officielles qui jugent autrement des couleurs de la corruption ou du clientélisme et (ii) à la légitimité relative de l’imbrication de ces systèmes officiels et officieux dans des contextes où l'Etat n'est pas un protecteur neutre.
Dans ce sens, l’étude de Talahite montre comment avant les années 90, il n’existait pas en Algérie de qualification de la corruption, mais une critique de la mauvaise gestion, du vol de la propriété publique et du gaspillage dans un système d’économie administrée, et que c’est l’ouverture économique et politique entre 1988 et 1992 qui a produit une nouvelle perception des dysfonctionnements requalifiés en corruption. Ainsi, dans cette logique, la corruption actuelle en Algérie prend son essor car l’ordre ancien (l’économie administrée) est partiellement démolie alors que les fondations du nouvel ordre sont saccagées par les PAS et la violence. Le report de la sanction des auteurs de délits, à la fin des années 80, a précipité le pays vers des demandes contradictoires de moralisation et vers la guerre civile. Cependant, le mythe d’un marché autorégulé amène l’auteur à voir dans la démocratie le contre-pouvoir indispensable à l’économique, ce qui la rapproche d’une analyse normative. Pourtant, les deux articles sur le Maghreb, bien que divergent sur de nombreux points, affirment que la lutte contre la corruption est une question captive d’enjeux politique tels, que son avancée n’est possible qu’en changeant la nature du régime politique; A défaut de quoi, cette lutte demeurera dans le registre des règlements de compte.
L’article de Médard revient sur la relation entre le clientélisme et la corruption pour critiquer la neutralité axiologique des analyses positives du CERI. Pour ce faire il montre comment le clientélisme s’oppose à la corruption échange marchand, mais ne s’oppose pas à la corruption échange social, ce qui permet à cette dernière de posséder un forme de légitimation sociale. C’est-à-dire qu’il existe bien une économie morale de la corruption et que celle-ci n’est donc pas une simple manipulation des obligés par les élites. La corruption échange marchand nécessitant par contre pour l’auteur d’autres sources de justification dans le registre de la nécessité économique et politique. Cependant, à partir de ce constat, Médard refuse la neutralité axiologique qui se fonde sur l’hypothèse que la corruption est issue d’un travail social de dénonciation et de marquage juridique propre à chaque époque et à chaque Etat. Il affirme alors: (i) qu’il y a analytiquement une opposition logique entre l’Etat légal-rationel et le clientélisme (cf. la citoyenneté), (ii) que dans la réalité il existe toujours une combinaison de ces deux logiques contradictoires, (iii) que ces pratiques officieuses concrètes sont des obstacles à l’institutionnalisation souhaitable de l’Etat de droit, (iv) que les dysfonctionnements de l’Etat néopatrimonial sont supérieurs à sa capacité à ordonner la société, et donc enfin (v) qu’il faut donc assumer des jugements de valeur en affirmant que la référence à l’Etat légal-rationel est irremplaçable. Ce refus du cynisme pour l’auteur se justifie par la nécessité de critiquer les pratiques perverses, fussent-elles en partie légitimées par la raison pratique qui milite pour un comportement informel rendant la norme applicable.
La contribution de Johnston, propose une définition de la démocratie consolidée comme un système où aucun acteur important ne cherche à atteindre ses objectifs par des moyens non démocratiques. Il tente alors de façon originale de donner du poids aux arguments pro démocratiques en proposant des analyses économétriques montrant d’un côté que la corruption réduit la compétition politique et d’un autre côté que l’augmentation de la concurrence politique réduit la corruption. Ce canevas général est alors dynamisé en étudiant le cercle vicieux suivant: corruption, baisse de la croissance, ressources insuffisantes pour financer la démocratisation, corruption. Même si la corrélation croissance/démocratisation est imparfaite et à prendre avec de nombreuses précautions, l’auteur insiste sur l’utopie que représente un projet de transition démocratique sans fort budgets publics d’accompagnement. La citoyenneté, seul système renforçant les valeurs démocratiques, a un prix. Dans ce contexte la lutte anti-corruption non seulement sera longue, dangereuse, si elle casse les réseaux organisés et favorise une corruption anarchique, mais coûteuse financièrement.
L’article de Cartier-Bresson, s’inscrit dans se débat sur la libéralisation politique et économique dans la lutte anti-corruption en étudiant la conception qu’en a la Banque mondial à travers le concept de gouvernance. L’auteur après une présentation des fondements théoriques de la gouvernance présente son utilisation dans la lutte contre la corruption et pointe le manque de crédibilité de cette stratégie. Son principal argument est que l’application des principes de la gouvernance à des PED risque de déboucher sur le renforcement des réseaux occultes de pouvoir. En effet, ce concept post-wébérien sous-estime très fortement la violence des conflits distributifs liée aux PAS. Dans un contexte de faibles ressources pour développer la citoyenneté, le détournement de l’hétérarchie à des fins privées risque de n’offrir aucune amélioration de la légitimité des pouvoirs publics. Cette fragilité ne manquera pas alors d’avoir en retour des effets négatifs sur la croissance.
Pour reprendre le titre d’un ouvrage de Delmas-Marty (1998), le thème de la corruption entre ainsi dans la problématique des " Trois Défis pour un Droit Mondial ". Pour l’auteur, qui refuse de dissocier les droits de l’homme des droits économiques, le problème central est de réfléchir aux moyens de construire un droit commun pluraliste qui évite la crainte d’une hégémonie de ce que Kant nommait la " monarchie universelle ". Les trois défis sont alors successivement: est-ce pratiquement possible?, est-ce juridiquement raisonnable?, enfin, est-ce éthiquement souhaitable? Ce numéro de Tiers Monde tente d’apporter un certain nombre de réflexions concernant ces trois défis.
Références
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DELMAS-MARTY Trois Défis pour un Droit Mondial, Seuil, 1998.
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ROSE-ACKERMAN S. Corruption and Government, Causes, Consequences, and reform, Cambridge University Press, 1999.
Corruption : a Study in Political Economy, Academic Press, 1978.
LA BANQUE MONDIALE, LA CORRUPTION ET LA GOUVERNANCE
Jean Cartier-Bresson
Université de Reims, EDJ
Membre associé CEDI-GREITD, Paris XIII
James Wolfensohn, le Président de la Banque mondiale, a expliqué, à la réunion Annuelle Banque mondiale F.M.I. d'octobre 1996, que la corruption était un cancer pour le développement et réduisait l'efficacité de l'aide au développement. Il a poursuivi en offrant l'assistance de la Banque aux Etats membres qui souhaitaient mettre en oeuvre des programmes de lutte contre le phénomène, et s'est engagé à soutenir les efforts internationaux dans ce domaine. Ce faisant, il brisait un vieux tabou. La Banque, malgré son mandat qui lui interdit toute ingérence politique, allait faire pression sur les pays emprunteurs pour lutter contre ce phénomène de nature politico-économique. Moins d'un an après la Banque publiait deux ouvrages de référence (World Bank, 1997a, 1997b) pour justifier sa position et proposer ses remèdes, à la faveur d'une nouvelle lecture du rôle de l'Etat dans le développement. La corruption dans cette perspective prend son essor dans la mauvaise gouvernance. La bonne gouvernance est alors la solution à partir du prémisse que l'Etat est le problème et la solution.
Deux questions émergent dans ce nouveau contexte. Premièrement, a-t-on assisté à un tournant à 90 degrés de l'organisation sur son analyse de l'Etat et sur son implication dans des problèmes politiquement sensibles? Cette question est d'autant plus légitime que la Banque, qui n'est pas principalement un centre de recherche, a toujours utilisé la théorie économique (sa principale référence) d'une façon partielle et éclectique en la transformant en discours à travers la publication de ses textes officiels (Hibou, 1998). Deuxièmement, la stratégie anti-corruption de la Banque est-elle réaliste, c'est-à-dire adaptée aux divers contextes politico-économiques, et les résultats seront-ils ceux annoncés?
Il existe en tout état de cause un consensus fort parmi les organisations internationales pour lutter contre la corruption ainsi qu'une matrice intellectuelle relativement homogène pour expliquer les causes et les conséquences du phénomène (cf. Cartier-Bresson, 1998), puis proposer de façon relativement normative une "stratégie efficace". Il est sûrement trop tôt pour tirer un bilan de ce tournant vers la bonne gouvernance, car la mise en oeuvre des nouvelles propositions commence à peine. Par contre, il est dès à présent important d'étudier la matrice intellectuelle et les stratégies proposées dans ce domaine pour évaluer les chances de réussite de cette entreprise, et préciser quel type de système économique et politique se mettra en place en cas de réussite. Pour mener ce travail il nous faut dans un premier temps étudier les fondements théoriques de l'analyse de l'Etat dans l'optique de la Banque mondiale (1), puis examiner la stratégie anti-corruption proposée (2), et enfin proposer une première évaluation du discours et de son application (3).
1. Les fondements théoriques des nouvelles approches de l'Etat
Malgré un mandat légal lui interdisant d'agir politiquement, la Banque mondiale a depuis le début des années 90 renforcé ses propositions de réformes de nature politico-économique. Cela s'est opéré à la faveur du tournant vers la bonne gouvernance. Celui-ci conjugue un constat sur les blocages politiques aux Politiques d'Ajustement Structurel (PAS) fondé sur une analyse influencée par la Nouvelle Economie Politique (NEP) et des remèdes basés sur des solutions partiellement issues de la Nouvelle Economie Institutionnelle (NEI).
1.1. Le mandat légal de la Banque mondiale : gouvernance et politique
L'action de la Banque est limitée par son statut qui lui interdit de poursuivre des objectifs et de mener des actions explicitement politiques. Dit autrement, la Banque ne peut ni juger les régimes politiques selon une appréciation normative des modes de gouvernement (démocratie versus dictature) ni agir en conséquence. Il a donc fallu que le Conseil général explique que la Banque ne pouvait pas rester insensible à une question qui touchait directement l'efficacité des politiques de développement. La corruption est alors un thème qui s'insère dans l'agenda de la Banque sur la gouvernance.
La gouvernance possède trois aspects (WB, 1992) : (i) la nature du régime politique, (ii) le processus d'exercice du pouvoir dans la gestion des ressources économiques et sociales d'un pays, (iii) la capacité d'un gouvernement à préparer, formuler et appliquer une politique économique. La première dimension est en dehors du mandat de la Banque, alors que les deux dernières sont cruciales à deux titres pour l'institution internationale. Tout d'abord, la gouvernance répond à un changement de paradigme sur l'Etat permettant de réintroduire son intervention sans risquer un retour vers un modèle interventionniste et donc de passer à un modèle où le rôle de l'Etat est de fournir un environnement favorable à l'investissement du secteur privé en réduisant les coûts de transaction, en garantissant les droits de propriété, en assurant la stabilité politique et en facilitant les arrangements institutionnels. Ensuite, la résistance tant politique qu'administrative rencontrée par les PAS préconisées par la Banque impliquait que celle-ci trouve un modèle de participation de la société civile à l'élaboration et au contrôle de l'application de ces politiques. La participation vise à permettre la circulation de l'information sur les demandes économiques et sociales des acteurs et à créer parallèlement un système de légitimation des PAS. Ainsi, dès 1991 (WB, 1991, chap. 7, Repenser le rôle de l'Etat), la Banque engage parallèlement une réflexion sur l'économie politique du développement et sur le rôle des institutions pour garantir l'ordre sociétal. Les textes de référence sur la gouvernance (WB, 1992, 1994) consacrent déjà de nombreux passages aux effets négatifs de la corruption et aux instruments de lutte. Quand la lutte anti-corruption devient en 1996 une priorité de la Banque, elle se moule donc naturellement dans le cadre des stratégies d'amélioration de la gouvernance.
Le Conseil général (WB, 1997a) a alors tracé le cadre d'intervention de la Banque sur la corruption. Elle peut mener des recherches sur les causes et les conséquences de ce phénomène international ; elle peut offrir son assistance à la suite d'une demande et d'un accord avec les autorités locales ; elle peut entamer un dialogue avec les pays emprunteurs ; elle peut suspendre ses prêts si le niveau de la corruption est élevé au point de dénaturer la politique d'assistance, et si le gouvernement n'entreprend aucune réforme. La corruption entre alors dans le domaine de la conditionnalité avec l'ensemble des problèmes que cela pose. Mais, la Banque et ses fonctionnaires doivent s'abstenir d'intervenir dans les affaires politiques du pays. Cependant, le soutien explicite apporté à la société civile dans sa lutte contre la corruption montre immédiatement la difficulté à tracer une frontière entre le politique et l'économique.
Le concept de gouvernance a donc une triple fonction : (i) aborder des questions politiques sous l'angle technique du pouvoir discrétionnaire et de la crédibilité des engagements publics, (ii) offrir une conception particulière de la coordination des acteurs économiques et de leur capacité à influencer les politiques publiques grâce aux partenariats, et (iii) évoluer vers une position plus centriste concernant l'Etat. Il s'agit d'une sorte de réconciliation entre le consensus de Washington de J. Williamson et le miracle asiatique de Stiglitz (from a state-sceptical to a state-friendly stance , IDS Bulletin, 1998). A la suite de la décennie quatre-vingt marquée par la domination de laNEP, qui insistait sur les défaillances de l'intervention de l'Etat, la Banque reconnaît actuellement non seulement l'importance de l'Etat dans une logique néo-institutionnaliste, mais également le fait que son effondrement pose autant de problèmes, sinon plus, pour le fonctionnement des marchés et la croissance, que sa trop grande présence (WB, 1997b). Il est alors nécessaire de présenter la synthèse qu'opère la Banque entre une lecture du politique qui demeure influencée par la NEP et une approche néo-institutionnaliste de l'Etat. Cette présentation est d'autant plus nécessaire que la littérature officielle sur la gouvernance, dans son désir de vulgarisation, occulte ses deux soubassements.
1.2. La Nouvelle Economie Politique, les conflits distributifs et la faisabilité des réformes
Pourquoi les gouvernements ne luttent pas contre les rentes, la recherche de rentes et la corruption en appliquant les recommandations des économistes : get prices right, get policies right (Lal, 1985) ?
La réponse de la NEP se fait en endogénéisant les processus politiques qui expliquent à la fois l'adoption de politiques économiques protectionnistes pro-urbaines qui pénalisent le secteur agricole et les blocages rencontrés par les PAS. La NEP assume que dès lors qu'existent des groupes de pression puissants, leur octroyer sur le marché politique des rentes fait partie de l'art de gouverner. Ainsi, que le régime politique soit démocratique ou autoritaire, les pouvoirs publics offrent des rentes aux groupes de pression contre un soutien politique officiel, si l'offre est légale, ou contre des pots-de-vin si l'offre est illégale.
La typologie de référence dissocie : (i) Les Etats autonomes (gardien ou prédateur), qui grâce à leur enracinement poursuivent leurs objectifs sans subir de pression de la part d'une opposition ; (ii) Les Etats factions (démocratiques ou autoritaires) qui doivent pour prendre des décisions engager des procédures collectives avec les groupes de pression. Leurs décisions sont contraintes par la satisfaction des demandes des supporters dans une logique olsonienne. L'Etat faction démocratique limite la prédation, mais débouche souvent sur un Etat paralysé.
Krueger (1993), propose une lecture chronologique de cette typologie. Lors de l'indépendance (1950-60), les leaders (légitimes et souvent charismatiques) cherchent des stratégies de croissance économique rapide et de progrès social. Il s'agit de la première étape de la substitution d'importation caractérisée par un Etat gardien bienveillant. Les rentes qui résultent de cette stratégie (ex. les licences d'importations) ont un effet non désiré et non anticipé. Cet effet est double: d'un côté, la gestion de l'allocation des rentes et le contrôle des procédures s'alourdissent entraînant une augmentation de la bureaucratisation, et de l'autre côté, seul l'accès à des faveurs autorise l'accumulation de richesse. La recherche de rentes et la corruption qui caractérisent la seconde étape de la substitution d'importation (1960-70) réduit l'innovation, la compétitivité et la croissance. Cette étape voit la transformation de l'Etat gardien en Etat prédateur ou en Etat faction, à partir du moment ou les agents (politiciens, fonctionnaires, et rentiers) profitent des dysfonctionnements pour s'enrichir. Lors de la capture de l'Etat bienveillant par les prédateurs ou par les factions, les exclus, qui n'ont pas de pouvoir politique, voient leur bien-être se détériorer. Le renforcement des politiques interventionnistes amène la crise économique et sociale (1980-83). Cette dernière rend nécessaire la dépolitisation de la sphère économique et la mise en oeuvre des PAS, projet qui s'avère toujours risqué politiquement. Les réformes rencontrent plus ou moins de résistance selon deux facteurs. Le premier facteur réside dans le pouvoir relatif que possèdent d'un côté les coalitions de prédateurs/rentiers, et de l'autre côté les exclus. Dans une logique olsonienne, les restrictions favorisent les intérêts des petits lobbies puissants (importateurs rentiers et fonctionnaires corrompus) mais désavantagent les intérêts de la majorité de la population (les électeurs et les agriculteurs). Le second facteur tient au degré d'autonomie de l'Etat. La situation la plus favorable à la défaite des rentiers corrupteurs est pour Krueger celle où l'Etat est autonome et où les technocrates ont les pleins pouvoirs pour "forcer" l'application d'une thérapie de choc. L'hypothèse est que la thérapie de choc (libéralisation de tout les marchés à la fois) est le seul moyen de ne pas enregistrer des effets pervers collatéraux liés à une libéralisation ne concernant qu'un marché. Son application entraîne soit une croissance rapide et une adhésion quasi instantanée (hypothèse peu probable) soit une situation où les coûts de court terme (baisse de la croissance, augmentation des impôts, et baisse des subventions) ne compensent pas de futurs bénéfices incertains (croissance et emploi). Dans ce dernier cas, la résistance sociale bloquera la mise en oeuvre des PAS. Cette hypothèse de la NEP apporte un soutien relatif à certaines dictatures pro marché et envisage les méfaits de toute démocratisation accentuant le pouvoir des factions. Les récents travaux sur la faisabilité des PAS (Haggard, Lafay, Morrison, 1995), en faisant l'hypothèse qu'il n'existe pas de dictateur omniscient, militent pour la démocratie. Ces recherches sont plus sensibles aux coûts politiques des "bons conseils" économiques. La mise en oeuvre des PAS n'est alors possible que si le gouvernement parvient à constituer une coalition favorable aux réformes. Cela incite à moins viser un optimum économique qu'une stratégie à long terme (gradualiste) fondée sur la conviction des opposants. Les groupes de pression sont à la fois des facteurs de blocage ou de captation de rentes et une variable produisant de l'information et de l'adhésion.
En affirmant que les choix de politiques publiques sont le résultat de l'interaction entre la société et l'Etat, la NEP pose la question du rôle de l'autonomie de chacune de ces deux composantes vis-à-vis de l'autre. Les réponses sont décevantes dès lors que la NEP réduit la diversité des modes d'échange au seul marché et les motifs d'action à un utilitarisme grossier. En effet, les échanges rentes contre légitimité ou pots-de-vin n'ont pas les mêmes selon : (i) ce qui est demandé (la nature de la rente), (ii) par qui cela est demandé (l'appartenance de classe, ethnique, régionale) et (iii) comment cela est demandé (légalement ou non, de façon unilatérale ou négociée, de façon anarchique ou organisée par des réseaux sociaux). Ainsi le résultat de ces échanges est très différent selon que les politiques publiques soient (i) le seul fruit de l'influence des groupes de pression puissants , (ii) le fruit du seul pouvoir d'Etat ou enfin (iii) le fruit de l'interaction de ces deux composantes encastrées avec leurs multiples sous composantes. Si les rentes n'ont pas eu un effet négatif en Corée par rapport au Pakistan, c'est que les réseaux politico-économiques qui ont géré ces transferts en Corée possédaient une certaines légitimité dans une société peu polarisée, que les rentes furent offertes à des secteurs capitalistes et que l'Etat était suffisamment fort et autonome pour exiger des performances (Khan, 1998). Les objectifs des élites et des médiateurs sont alors une variable déterminante et il devient contre productif de réduire la politique à un processus de maximisation de fonction d'utilité, de concevoir l'Etat comme une force homogène et de ne pas prendre en compte la diversité des ressources échangées et leurs effets plus ou moins contradictoires dans la construction conjointe de l'Etat et de l'économie.
La politique publique (qu'il s'agisse des PAS ou de la lutte anti-corruption) ne peut être la même quelque soit le modèle de décision publique, le rapport de force entre l'Etat et la société civile, et la nature des élites (développementaliste, prédatrice,...). On peut alors se demander quelles fonctions jouent dans la NEP les classes, la légitimité, l'idéologie, la culture, les valeurs, et le pouvoir ? Plus l'on adopte l'hypothèse que l'Etat et la société sont encastrés (le troisième modèle de la décision publique, supra), plus il devient indispensable de s'intéresser à la nature des ressources qui sont mobilisées et échangées dans les négociations et la coopération. Si les agents utilisent le marché politique à des fins économiques (hypothèse de la NEP), les agents utilisent aussi des ressources économiques à des fins politiques (par ex. la construction de la Nation). Ces échanges mobilisent des institutions formelles et informelles qui offrent un pouvoir de négociation à des fragments de la société civile et permettent une amélioration de l'équilibre des pouvoirs qui n'est à aucun moment envisagé par la NEP. Les échanges de ressources économiques et politiques ne débouchent donc pas forcément sur des rentes et de la corruption, et des coopérations vertueuses sont donc envisageables.
1.3. La Nouvelle Economie Institutionnelle et la gouvernance
En échos à get the prices right nous avons soit comme Schleifer (1995) : get the property rights right soit comme O. Williamson, jugeant cette approche trop étroite : get the institutions right. La NEI, tout en acceptant que l'Etat est souvent prédateur rappelle alors que l'Etat grâce à l'autorité des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire offre la sécurité à l'application des contrats. Ainsi la NEI plutôt que state friendly est plutôt order friendly. Nous ne proposons pas une présentation général de la NEI (cf. He, 1994 ; Grellet, 1999 ; Hugon 1999), mais seulement une exposition des concepts à l'origine de la gouvernance et des modes de coordination hybride qui influence la lutte anti-corruption.
Williamson (1995,) fait trois propositions : 1. Les institutions sont déterminantes dans l'allocation des ressources, et sont susceptibles d'être analysées de façon endogène puisque le choix entre le marché et la hiérarchie s'explique par la volonté des acteurs de réduire les coûts de transaction ; 2. Les microfondements sont plus explicatifs que les macrophénomènes ; 3. Il faut dissocier l'analyse positive et normative : (i) l'analyse normative présente les arrangements étatiques, constitutionnels ou juridiques et les organisations de jure. Elle s'occupe de l'environnement institutionnel selon une logique top-down. ; (ii) l'analyse positive s'occupe des arrangements privés et des organisations de facto. Elle étudie les micro-mécanismes selon une logique botton-up (mécanisme de gouvernance).
Dans la logique de Coase, nous avons un modèle général de résolution des conflits par deux mécanismes qui facilitent la coopération entre les acteurs. La coopération évite le gaspillage de ressources rares dans la protection, permettant que ces ressources soient entièrement allouées de façon productive. Le premier mécanisme est la protection étatique par la loi et le contrat social. Le second mécanisme est le marchandage privé. Ce dernier est toujours le plus efficient si les coûts de transaction sont nuls. Les coûts de négociation augmentent avec la durée et la complexité des négociations, avec le nombre de participants et l'aspect impersonnel de leurs relations, avec l'asymétrie des informations (informations privées et non publiques) qu'ils mobilisent dans la négociation, avec leur degré d'hostilité mutuel et d'irrationalité, avec la complexité des biens échangés et l'absence de prix standards. Les coûts de contrôle de l'échange augmentent avec l'absence de simultanéité, avec le montant monétaire des biens et avec la difficulté de faire exécuter les sanctions prévues en cas de rupture des contrats. Le soutien aux formes de résolution privées des conflits demande alors de mobiliser les normes sociales des échangistes (le capital social, cf. infra) et de mettre le système juridique au service des négociations privées et des marchandages compensatoires.
Selon la NEI, c'est une erreur de présupposer une efficacité et un faible coût de l'ordre juridique contre l'opportunisme, car les arrangements privés sont souvent supérieurs et moins chers si les partenaires sont dépendants l'un de l'autre. A côté des marchés dirigés par la concurrence et les prix existe l'Etat fonctionnant selon le principe de la hiérarchie et de son contrôle et enfin on trouve des organisations qui visent à influencer les marchés et l'Etat. Elles viennent de la société civile ou du secteur privé. Ces micro-institutions sont efficaces si elles réduisent les coûts de transactions. L'économie des coûts de transactions est alors principalement une analyse comparative des modes d'organisation qui distingue les formes d'organisation marchandes, hiérarchiques, hybrides, et prévoie leur efficacité relative.
L'avancée fondamentale de la NEI réside dans la diversité des modes de coordination mobilisée et dans sa proposition de mener sans a priori une analyse comparative de leur efficacité relative et de concevoir diverses institutions "politiques" garantissant la sécurité et influence des acteurs socio-économiques. La limite pour analyser la lutte anti-corruption, c'est que nous ne trouvons aucune définition claire du politique, de sa rationalité et de sa capacité à se coordonner de façon non hiérarchique (cf. infra la théorie de l'hétérarchie). De notre point de vue, il faut donc intégrer dans l'analyse comparative de l'efficacité relative de chaque mode de coordination que les micro-institutions réduisent les coûts de transaction mais augmentent les coûts de production (en cas de rendements croissants) et que les compromis institutionnels de nature politique (l'allocation originelle des droits de propriété, les valeurs, la lutte anti-corruption) ont des caractéristiques qui ne semblent pas permettre la mise en oeuvre des principes de la gouvernance : acteurs nombreux négociant sur des échanges de biens complexes n'ayant pas de prix de marché (les programmes politiques et leur soutien), forte asymétrie d'information et puissante hostilité dans les société inégalitaires et polarisées politiquement, ethniquement, régionalement. La NEI est malheureusement trop imperméable aux questions d'économie politique sur la redistribution pour offrir une analyse complète des échanges de ressources entre l'Etat et la société. Elle ne prend pas en compte les rapports de force à l'origine des droits de propriété et des institutions, et ne pose la question de leur légitimité qu'en terme d'efficience transactionnelle. Ce qui semble une lecture historique possible quand on connaît la fin de l'histoire d'une modernisation passant par la constitution concomitante des marchés et de l'Etat (ex. l'Europe), mais qui ne permet pas de suivre les sentiers complexes de la création de cette histoire dans les PED. De plus, la NEI reste élusive sur les gagnants et les perdants des divers systèmes institutionnels et des divers modes de coordination évacuant alors les conflits entre le court terme et le long terme et les problèmes de compensations politico-sociales. Quelle jeune démocratie d'un PED supporterait des effets équivalent à la violence sociale du mouvement des enclosures? La NEI apparaît alors comme un fonctionnalisme a historique, un vulgaire darwinisme où seules les institutions efficaces demeurent (Bardhan, 1989). Le processus de sélection demeure une analogie avec le marché : apolitique, alors que les nombreux blocages rencontrés par les projets de réforme (PAS ou au contraire fordisme périphérique) s'expliquent par des intérêts de classe. La concurrence entre les groupes de pressions et leur mobilisation pour influencer la redistribution, leur façon de façonner les institutions politiques étant sous-estimées, une grande partie des enjeux des réformes (les PAS ou la lutte anti-corruption) n'est pas prise en compte.
La Banque mondiale constitue son patchwork éclectique sur la lutte anti-corruption en empruntant des bribes à la NEP et à la NEI. Elle garde de la NEP les constats sur les blocages politiques opposés aux réformes par les groupes de pressions puissants et la nécessité de réduire les incitations à la corruption par une réduction des rentes allouées par l'Etat (cf. WB, 1997b, p. 57-58 et chap. 6 et 9), mais elle rejette le fait que la solution soit dans l'isolement de l'Etat vis à vis des pressions corporatistes, en affirmant ces intentions pro démocratique. La Banque intègre alors de la NEI le projet de la gouvernance comme redéploiement de l'Etat vers des fonctions de facilitateur des négociations privées, et le fait que les politiques économiques doivent s'adapter aux capacités des Etats qui sont diverses selon les pays (WB 1997b, chap. 10). Mais elle rejette le projet de mener une analyse comparative des diverses formes de coordinations et de leur efficacité relative. Nous avons alors une économie institutionnelle (micro) sans économie politique et une économie politique (macro) qui ne perçoit que des modes de coordination marchande et des rationalités purement utilitaristes. Le discours de la Banque sur la lutte anti-corruption est le fruit de ce patchwork.
2. La stratégie anti-corruption de la Banque mondiale
Il existe indéniablement un changement radical simplement parce que la dénonciation de la corruption est devenue un des axes primordial des PAS depuis que la faisabilité politique des PAS est envisagée et que les risques de chaos qu'une libéralisation anarchique (thérapie de choc?) peut impliquer sont pris en considération. La stratégie anti-corruption de la Banque mondiale s'articule autour de quatre chantiers : (i) Prévenir la corruption et les fraudes dans les projets financés par la Banque et garantir un standard d'intégrité interne (ii) ; Aider les pays qui le demandent à réduire la corruption par la libéralisation ; (iii) Prendre plus explicitement la corruption en compte dans les stratégies de réformes institutionnelles ; (iv) s'associer aux efforts internationaux (OCDE, ONU, PNUD) pour réduire la corruption. Elle propose dans cette perspective une analyse économique des incitations visant à augmenter les coûts et à réduire les bénéfices des transactions corrompues. Seuls les trois premiers chantiers sont présentés.
2.1. La lutte contre la corruption dans les projets financés par la Banque
Le premier chantier de la Banque concerne à la fois le contrôle de l'utilisation des fonds prêtés (une vingtaine de milliards de dollars par an et 45 000 contrats pour un stock approximatif de 130 milliards) et le contrôle des fonctionnaires de la Banque responsables de ces prêts. Améliorer l'efficacité des prêts a par ailleurs pour fonction de limiter la montée en puissance des critiques formulées par certains bailleurs et d'endiguer la "fatigue vis-à-vis de l'aide internationale".
Pour améliorer les contrôles internes à la Banque, un Comité de surveillance sur les fraudes et la corruption qui se réunit selon un rythme hebdomadaire a été établi en mai 1998. Il reçoit les allégations reçues des fonctionnaires de la Banque et décide de l'opportunité de diligenter une enquête. Dans cet esprit une ligne verte a été ouverte. Parallèlement des sessions de formation sont mises en place sur les codes de marchés publics et sur le nouveau code d'éthique que la Banque a adopté (conflits d'intérêts, confidentialité des informations gérées, refus des cadeaux et faveurs).
La Banque a la responsabilité de s'assurer que les fonds prêtés sont utilisés en conformité à l'objectif, d'une manière efficace. Deux instruments sont alors utilisés:
- La modification des règlements concernant les adjudications et le consulting (WB, 1999) avec l'ajout d'une section sur les fraudes et la corruption indiquant les risques de sanctions pour les contrevenants et la possibilité pour la Banque d'annuler une adjudication en cas de non conformité. Les entreprises ayant participées à des transactions corrompues peuvent être exclues temporairement ou définitivement des marchés publics financés par la Banque. Un Comité des sanctions gère la procédure. Il faut rappeler que ce sont les clients de la Banque qui sont en charge de l'adjudication et que la Banque ne peut mener qu'un travail de supervision du processus. Dans ce sens, la Banque demande : la mise en place d'une clause anti-corruption à signer par les entreprises soumissionnaires qui devront s'engager à respecter les lois du pays sur la corruption ; la publicité des informations concernant les compétences et les commissions touchées par des divers intermédiaires (consultants) et le droit de contrôler les documents comptables des fournisseurs et des clients à tous moments du processus. Pour mener cette tache la Banque a recrutée cinquante fonctionnaires dans le domaine de l'audit et du contrôle de gestion afin d'augmenter la fréquence des contrôles durant le processus et ex post.
- Les codes et les pactes. La Banque pousse les soumissionnaires à des projets financés par la Banque à adopter des codes d'éthique intégrant de façon explicite le refus de la corruption et des procédures de contrôle de leur application.
Les résultats de ces nouvelles procédures sont publiés sur le cite web de la Banque. Quinze allégations de corruption sur des projets de la Banque ont fait l'objet d'une enquête. Depuis deux ans, 54 projets concernant 22 pays ont été contrôlés par des audits indépendants. 40 contrats représentant 40 millions de dollars (sur un total de 45 000 contrats annuels) ont été annulés à la suite d'irrégularités. Depuis la mise en place du comité de sanction (mars 1999), sept PME ont été sanctionnées dont six de façon définitive. Nous sommes encore clairement dans des mesures symboliques qui ont peu de chance d'augmenter le coût de la transgression généralisée des règles. Le fait qu'aucune grande multinationale du BTP n'ait été inquiétée et que les organisations de Bretton Wood soient impuissantes à s'émanciper des contraintes locales et diplomatiques, comme en Russie, montre l'ampleur de ce chantier, voire son manque actuel de crédibilité.
2. 2. Une stratégie anti-corruption pour les pays emprunteurs : la libéralisation
Le second chantier vise à aider les gouvernements qui le souhaitent dans leurs efforts contre la corruption. L'aide à la réforme des politiques économiques et sectorielles est le principal instrument préconisé. la Banque propose un canevas général (cf. Rose-Ackerman, 1998) incluant :
- La déréglementation. Elle réduira les rentes à capter et donc les tentations de corruption (cf. NEP). Cette proposition s'appuie sur la mise en lumière d'une forte corrélation entre les distorsions dues aux politiques publiques et la corruption (WB, 1997b, Figure 3). Dans cette logique, des réformes macro-économiques, comme la suppression de contrôles et l'allocation marchande des ressources rares (crédits, importations, exportations, change), sont sensées avoir un résultat rapide qui ne nécessite pas de fortes ressources institutionnelles. Si la corruption persiste souvent malgré les réformes, c'est que celles-ci ne sont pas appliquées jusqu'au bout (Kaufmann, 1999, a, b). La théorie des blocages corporatistes de la NEP explique la mauvaise application des PAS, et les rentiers politico-économiques sont les boucs émissaires.
- Des conseils sur la manière de gérer les politiques de libéralisation en réduisant les risques de corruption. La Banque insiste pour que ces politiques soient adaptées aux capacités institutionnelles et aux ressources financières du pays (WB,1997b). La Banque remarque que sans capacité institutionnelle, les politiques de libéralisation envisagées, malgré les meilleurs intentions du monde, peuvent conduire à des résultats décevants, voir même à une augmentation de la corruption. C'est le cas de la privatisation des infrastructures, qui à long terme devrait permettre d'envisager une réduction de la corruption, mais qui à court terme a entraîné une explosion des arrangements corrompus et le maintien de situation de monopole non réglementé. La mise en place d'agence de réglementation aurait du être un préalable à toute politique de privatisation (Kaufmann et Siegelbaum, 1996). Des risques d'augmentation de la corruption sont aussi apparus lors de la mise en place des politiques de l'environnement, ou lors des réformes de la fiscalité visant une augmentation de la pression sur les revenus supérieurs ou encore lors de la réduction de la masse salariale dans la fonction publique. La réduction des salaires des fonctionnaires a eu un effet dévastateur sur les performances des administrations, entraînant une perte d'employés qualifiés, une démotivation et une incitation aux revenus illégaux de compensation. La Banque préconise alors une réduction du nombre de fonctionnaires permettant de maintenir le niveau des salaires de ceux qui restent (WB, 1997b).
Si la stratégie de suppression des programmes publics ne réussit pas, la Banque préconise des réformes administratives devant permettre la réduction des pouvoirs discrétionnaires des fonctionnaires et l'augmentation de la pression concurrentielle qu'ils subissent.
2. 3. Les aides de la Banque à la lutte anti-corruption : une approche institutionnelle par la gouvernance
A partir du moment où la corruption est un problème systémique, une politique soutenable implique de prendre en compte la fragilité de l'environnement institutionnel, les facteurs historiques, politiques et sociaux. Ceux-ci déterminent des structures d'opportunité et des conséquences propre à chaque pays. C'est donc dans ce domaine que les analyses institutionnelles marquent le plus les politiques préconisées à travers le Système d'Intégrité Nationale. Selon la Banque les dépenses pour la réforme des institutions ont représenté 23% du total des dépenses et 24 pays ont demandé une aide dans la lutte anti-corruption. Un canevas général est proposé (Langseth, et al. 1997a). Il articule les diverses forces sociales dans un dialogue entre les pouvoirs (le gouvernement et l'administration) et les contre-pouvoirs (la société civile ou les parlements). L'objectif est d'empêcher toute domination d'une composante par l'autre. Cette stratégie nécessite des financements de la Banque dans quatre domaines.
- Les enquêtes de constats. La fourniture de service public de manière efficace implique la mise en place de réformes administratives adéquates, mais surtout le renforcement des politiques d'évaluation fondées sur les communautés de base, des enquêtes de diagnostique sur la qualité des services auprès des consommateurs et des corps d'inspection (présence sectorielle de pots-de-vin, montants, évolutions, principales victimes). De telles enquêtes ont été menées dans 13 pays et offrent des preuves sur le coût de la corruption ainsi que des informations sur la perception des secteurs les plus touchés permettant le choix des réformes prioritaires (Premnotes n°7) : les douanes en Guinée Bissau ; le fisc en Lettonie, la justice (Albanie, Guatemala, Maroc), le système d'adjudication (Bénin, Géorgie, Colombie). Ces administrations bénéficient de stages de formation, d'évaluations des performances,... En Ouganda (Premnotes n°23) malgré un triplement des dépenses publiques (1991-93) dans l'éducation primaire le niveau de scolarisation stagnait. Une enquête sur 250 écoles a montré que plus de 70% des fonds d'infrastructure étaient détournés par les pouvoirs locaux et que les nombreux emplois fictifs et les recrutements clientélistes détérioraient la qualité de l'enseignement. La réforme s'est appuyée sur des licenciements, et une présentation régulière à la radio des budgets alloués à chaque école. Méthodologiquement, les réformes proposées s'appuient sur des analyses économiques, de management public et une conception pro démocratique de la créativité et de l'importance de la mobilisation de la société civile. Le bilan de la lutte contre la corruption en Ouganda et en Tanzanie (Langseth, et al. 1997b) permet de saisir quelles sont les principales difficultés rencontrées. En Ouganda, le Mouvement National de la Résistance arrive au pouvoir après cinq ans de guerre civile dans un pays ravagé par la kleptocratie et promet de lutter contre la corruption. La mesure la plus importante fût la création d'un corps d'inspection aux pouvoirs d'investigation étendus, qui a été capable d'agir concrètement. En 1994, A. Ruzindana, ancien inspecteur général, exposait sept cas de corruption typique pour illustrer que la corruption malgré son travail demeurait importante dans le pays. La principale raison était l'échec de la majorité des procédures judiciaires à apporter la preuve des allégations. Ce bilan explique que la réforme des institutions dans une logique préventive est actuellement privilégiée.
- Un système de management public fonctionnant rationnellement et des fonctionnaires motivés et responsables du bien être collectif. Cet objectif peut être atteint grâce à la concurrence entre les fonctionnaires et entre ceux-ci et le secteur privé. La professionnalisation des fonctionnaires est une étape indispensable qui s'appuie sur une sélection et des promotions au mérite et non selon les règles informelles du patronage et du clientélisme. Il faut aussi une rémunération adéquate et équitable avec les salaires pratiqués dans le secteur privé (WB, 1997b Figure 3). Les salaires de la fonction publique de Singapour sont parmi les plus élevés du monde, c'est le prix que la cité-Etat a accepté de payer pour avoir une administration efficace et non corrompue. Le gouvernement Ougandais, vitrine de la bonne gouvernance en Afrique, a dans cette optique et avec l'appui de la Banque et de l'USAID entamé une réforme fondée sur une diminution des postes et une augmentation des salaires. L'institutionnalisation de règles formelles précises par des codes d'éthique, un management financier robuste, des moyens budgétaires pour la formation des fonctionnaires, des audits surprises, une déclaration des revenus auprès de corps d'inspection et enfin un équilibre entre le niveau de responsabilité national et local sont préconisés . L'expérience de la Banque dans ce domaine est que les progrès sont lents et réversibles si la stratégie n'est pas globale, avant tout parce que de nombreux obstacles seront dressés par les perdants (cf. NEP).
- Un cadre légal fort et un système judiciaire indépendant (cf. NEI). L'objectif et de clarifier et de simplifier les lois, les droits et les devoirs et d'augmenter les risques de détections, de sanctions et leur poids en cas de déviance. La Banque a une expérience dans la réforme du système judiciaire en Amérique latine et en Afrique qui se base sur la sélection et la promotion des juges, l'amélioration de leur formation et des moyens de travail à leur disposition, la réforme des procédures pénales, l'amélioration de l'accès à la justice grâce à la mise en place de petits tribunaux, le développement de procédures de résolution des litiges plus simples, moins longues et moins coûteuses. La création d'administrations spécialisées dans la lutte anti-corruption le renforcement des corps d'inspection, ou d'ombudsman ont des effets rapides si des moyens importants leurs sont donnés (Premnotes n°19). Le Chili et Hong Kong sont cités en exemple. Ce type d'institution n'est efficace qu'à la condition qu'elle soit indépendante des intérêts politiques et économiques et ne servent pas des stratégies antidémocratiques.
- Augmenter la transparence et aider à la création d'une société civile vigilante protège un pays de la corruption. Certains aspects de ce quatrième domaine de la lutte anti-corruption dépassent le mandat légal de la Banque et sont donc épineux. La Banque veut favoriser la volonté des gouvernements à s'engager dans ce combat (Klitgaard, 1998, Premnotes n°29) en leur démontrant que l'on peut lutter contre la corruption sans se suicider politiquement. Si la stratégie par le haut ne fonctionne pas parce que les coûts qu'elle impose aux dirigeants dépassent leurs bénéfices, il faut faire appel à la pression de la société civile pour renforcer le camp des dirigeants réformistes. La Banque assume que la corruption ne peut être contrôlée qu'à partir du moment où les citoyens ne la tolèrent plus. Cela implique à la fois la diffusion de l'information et le renforcement des associations patronales, professionnelles, des groupes religieux, et des ONG. Dans le cadre de son mandat, et à la suite de demande explicitement formulées par les gouvernements, la Banque a organisé à travers l'Economic Development Institut des ateliers de dialogues sur l'intégrité. Ces séminaires prennent la forme de forum intégrant des ONG locales et des représentants du gouvernement. La stratégie du partenariat est proposée comme moyen de transmission de l'information, de formulation des revendications et comme méthode de résolution des conflits d'intérêt. La Banque souhaite la constitution de coalitions anti-corruptions non partisanes (modèle de la gouvernance de la NEI). La collaboration entre l'organisation Transparency International et la Banque est ainsi devenue régulière à partir d'une convergence de point de vue. Pour la Banque, le secteur privé est le principal acteur à mobiliser, qu'il s'agisse des firmes multinationales ou locales.
Les premières expériences de réformes institutionnelles (Ouganda, Tanzanie) montent déjà que les principaux blocages à la mise en place d'un Système d'Intégrité Nationale (Langseth et al., 1997b) sont : (i) l'absence de pouvoir des nouveaux dirigeants politiques face à une administration qui résiste, (ii) la faiblesse de l'engagement des nouveaux dirigeants et le manque de crédibilité des poursuites engagées contre les membres des puissants réseaux de corruption, (iii) des promesses irréalistes de résultats rapides qui décevront les attentes, (iv) des réformes patchwork et non cordonnées qui risquent toujours de réduire la corruption dans un domaine, mais de l'augmenter ailleurs, (v) des reformes qui s'appuient trop sur la répression et risquent de favoriser les abus et les règlements de comptes dans un système judiciaire brutal et qui par ailleurs manque de moyens d'enquête pour trouver les preuves indispensables, (vi) des réformes qui ne s'attaquent qu'à des cas marginaux ou à la petite corruption, laissant intacts les grands réseaux puissants, donnant une impression d'injustice, (vii) un processus de réformes opérant en chambre close sans participation de l'ensemble des acteurs concernés (syndicats de la fonction publique, organisations patronales, ONG), qu'ils soient les gagnants ou les perdants de la réduction de la corruption.
3. Une première évaluation de la faisabilité des réformes anti-corruption
La stratégie anti-corruption de la Banque mondiale ne se différencie pas des PAS des années 90 : libéralisation et gouvernance. Trois constats poussent alors à se poser la question de la crédibilité et de la faisabilité des réformes anti-corruption : (i) L'incapacité de la Banque à faire pression sur les gouvernements par des clauses de conditionnalité ou à contrôler effectivement l'application des réformes en s'émancipant des contraintes locales et diplomatiques (cf. Hibou, 1998) ; (ii) L'espoir mis dans la libéralisation sous-estime les effets complexes de celle-ci dans un environnement de fortes défaillances des marchés et de l'Etat ; (iii) L'amélioration de la gouvernance risque de ne pas être adaptée à la résolution de conflits globaux dans les structures sociales fortement inégalitaires. Cette section ne traite que des deuxième et troisième constats, le premier constat étant largement partagé à la suite des scandales concernant l'aide internationale à la Russie.
3.1. La libéralisation et ses logiques économiques et politiques
La stratégie anti-corruption de la Banque mondiale sous-estime, dans son versant libéralisation, les conflits distributifs qu'elle implique et l'incapacité des agents à ce faire une idée réelle des gains qu'ils peuvent espérer à long terme et des compensations qu'ils peuvent attendre à court terme pour supporter les coûts. Les PAS des années 80 leurs ont plutôt appris qu'il n'existe pas de compensation effective, que la destruction des politiques sociales menées par l'Etat ne permet pas d'atténuer le choc de la transition, et que "les PAS ne passent pas", c'est-à-dire que leur bilan étant mitigé, les dispositifs d'austérité budgétaire ne sont pas levés. Pour prendre un exemple, les propositions anti-corruption de simplification des impôts avec la mise en place de taux unique semble non seulement irréaliste, mais contradictoire avec la recherche d'une redistribution en faveur des couches les plus défavorisées. De même, la réforme de l'administration s'appuie sur des licenciements massifs qui augmentent le chômage tant que la création hypothétique d'emplois dans le secteur privé n'a pas lieu. Elle risque d'éroder le pouvoir d'achat de la petite bourgeoisie urbaine, de précipiter les troubles sociaux et d'être contradictoire avec la recherche d'une stabilité politique censée favoriser les investissements productifs de long terme. Dans un univers aussi incertain, les futurs gagnants aux réformes n'offriront pas de compensations aux perdants actuels, et cela d'autant plus que les phénomènes de négociation mobilisent des acteurs inégaux. Les négociations secrètes entre les membres de l'élites et des fractions cooptées sont alors souvent préférées. Les processus de privatisation en offre un exemple.
L'économie politique de la privatisation montre que dans les PED le processus déclenche plus souvent une lutte factionnelle qu'une avancée vers un modèle plus concurrentiel. Le processus ne réduit pas le poids du pouvoir discrétionnaire des acteurs politiques et n'augmente pas l'autonomie des acteurs privés dès lors qu'il emprunte des formes multiples de collusions occultes. Celles-ci sont fonctionnelles pour les deux partis qui échangent les ressources qui leurs sont nécessaires. Le secteur privé national dans sa dynamique d'accumulation primitive du capital a ainsi accès au monopole et au contournement des réglementations, alors que les acteurs politiques ont accès aux ressources financières indispensables à leur enrichissement et à l'entretien de leurs réseaux de clientèle. Dans un contexte de réduction des rentes mercantilistes (exportations primaires ou protectionnisme industriel), la privatisation devient la source essentielle de financement de la vie politique. Les investissements directs des firmes multinationales participent de même aux réseaux politiques en permettant la création de joint-ventures avec des participations politiques occultes. La réussite ou l'échec de la transition vers un secteur privé concurrentiel renvoie aux types de relations qui existaient historiquement entre les acteurs politiques et économiques, c'est-à-dire à la nature des biens qu'ils échangeaient et à l'organisation de ces échanges.
Une analyse positive montre comment les privatisations ont renforcé les alliances officielles (réseaux légaux) et les compromis officieux. Les réseaux politico-économiques occultes organisent les échanges (légaux et illégaux) de ressources diverses, leurs compensations monétaires et non monétaires respectives sur le long terme et la garantie de l'application des contrats informels et clandestins. Il se forme alors à la Banque mondiale un discours économique plus ou moins réel sur la privatisation comme avancée vers l'amélioration de la concurrence et une réalité cachée mais connue de tous (y compris de la Banque) sur la dimension politique du phénomène. Les privatisations débouchent sur le renforcement des nouveaux réseaux liés à la libéralisation détournée et non sur des marchés concurrentiels. La nature de la corruption prend ainsi sa source dans le type de chevauchement qui existe entre les réseaux officiels et occultes où se retrouvent des acteurs politiques et économiques qui gèrent chacun des stratégies d'accumulation de capitaux multiples (économique, politique, symbolique). L'analyse positive démontre que la règle du jeu de l'accumulation (les pratiques concrètes) est le chevauchement et que le pouvoir augmente avec la résolution opportuniste des conflits d'intérêt et le non respect des normes officielles (Cartier-Bresson, 1997). Il reste alors à savoir comment l'analyse normative se construit sur ce constat. C'est justement à ce type de problème que les travaux théoriques sur la gouvernance tentent de répondre.
3.2. La gouvernance et les réseaux sociaux occultes
La gouvernance, est généralement définie par la Banque mondiale de façon succincte et s'apparente à un discours universaliste normatif où une partie seulement des théories mentionnées est utilisée et où seules certaines conclusions sont retenues. L'étude des théories de la gouvernance issue des réflexions sur la crise des Etats occidentaux permet cependant d'évaluer les problèmes posés par son utilisation par la Banque. La gouvernance part du constat que l'Etat est trop grand pour les petits problèmes et trop petit pour les grands, et s'inscrit dans le projet d'une politique sans politique (Rosenau, 1992). Sa conception des échanges entre la sphère politique et la société civile peut se synthétiser par cinq propositions (Stoker, 1998). Nous commenterons chacune d'elles dans le contexte des PED (Etat et marchés défaillants).
- La gouvernance fait intervenir un ensemble complexe d'institutions et d'acteurs qui n'appartiennent pas tous à la sphère publique. Le constat est que la complexité des problèmes à résoudre, la multiplicité des champs d'intervention et l'étendue des institutions menant l'action publique ont morcelé les structures du pouvoir politique et ont multiplié les centres de décision remettant en cause la possibilité et l'efficacité d'un modèle hiérarchique vertical. Ces centres de décision sont alors dans l'obligation d'entretenir des liens forts entre eux et avec des médiateurs non politiques (la société civile dont le secteur privé). Remarquons que si les groupes de pression sont institutionnalisés leur coordination ne peut faire appel à une coordination purement marchande. Il existe alors une situation de coordination hybride (cf. NEI) faite de coopération et de concurrence (l'hétérarchie).
- Les acteurs de la gouvernance échangent des ressources diverses et sont interdépendants. Dit autrement, dans cette logique, l'accumulation du capital dépend de facteurs extra-économiques générés par l'ensemble des ordres. L'avantage compétitif n'est plus le seul résultat d'une allocation efficiente, mais trouve aussi sa source dans les avantages structurels du système et de l'ensemble des ses institutions. Le secteur privé et la société civile offrent de l'information sur les politiques publiques souhaitées et l'Etat demande une légitimation de son pouvoir politique. Si les ressources sont diverses elles ne sont pas facilement commensurables, les relations de confiance sont alors indispensables à ce type de transaction. L'interdépendance des acteurs accentue les chances de relation de coopération que celles-ci soient ou non vertueuses. Le constat d'une accumulation se fondant sur des ressources multiples et accumulation compositionel (Cartier-Bresson, 1995 ; Bayart, 1997) implique d'éclairer les conséquences d'un fonctionnement en réseaux de l'échange économico-politique.
- Des responsabilités qui incombaient auparavant à l'Etat sont aujourd'hui partagées. Il existe donc une participation accrue du secteur privé et associatif à la fourniture de services (ONG, sous-traitance, délégations de services publics) et aux décisions stratégiques (offre d'information et lobbying). Adapter le rôle de l'Etat à sa capacité d'action milite en faveur de la "décharge"(cf. Hibou, 1999), c'est-à-dire une privatisation de fonctions régaliennes (les douanes, l'arbitrage privé de la NEI) ou sociale (fourniture de biens et services). En situation de gouvernance, les frontières et les responsabilités relatives entre l'Etat et le marché (l'imputation des performances) sont moins nettes dans le domaine de l'action sociale et économique. Notons que si les acteurs sont interdépendants on peut imaginer que la "décharge" est négociée et avantage les réseaux les plus puissants et non toujours les plus efficients.
- Les transactions entre les ordres sont le résultat de négociations permanentes et se fondent souvent sur le capital social des acteurs. Dans le vocabulaire de la Banque, le capital social est produit conjointement par l'Etat - le capital social public - et la société civile - le capital social civique -. Ce dernier représente la croissance du profit économique rendue possible par l'interaction sociale grâce à la confiance, aux externalités positives de savoir des réseaux sociaux et enfin à l'amélioration de la capacité d'engager des actions collectives. Le capital social public se trouve dans les institutions publiques qui facilitent l'activité privée (par ex. les tribunaux). L'absence de capital social prend sa source dans le fractionnement ethnolinguistique, l'inégalité de distribution de revenus ou l'injustice de la redistribution. C'est une barrière à l'interaction des acteurs sociaux qui isole le gouvernement des demandes sociales. Cependant, dans les PED, la négociation permanente risque, en accentuant l'incertitude sur les règles du jeu, de favoriser les stratégies de domination et d'allégeance fondées sur le pouvoir discrétionnaire qu'offre le flou séparant le toléré du réprimé.
- La gouvernance fait intervenir des réseaux d'acteurs autonomes (des réseaux interpersonnels auto-organisés) selon une coordination qui n'est ni marchande ni hiérarchique. L'hétérarchie représente une coordination d'ordres institutionnels ou de systèmes fonctionnels différents (économique, politique, juridique) dont chacun possède sa propre logique. Son intérêt serait de faire baisser les coûts de transaction en facilitant la circulation de l'information et la mise en place de systèmes d'incitation et de sanctions fondés sur des normes sociales et la répétition des échanges. La gouvernance est donc censée favoriser l'adaptation et l'apprentissage des acteurs qui participent aux échanges entre la sphère économique et politique. Il est donc possible d'agir sans s'en remettre à l'Etat et sa hiérarchie verticale qui ne sont plus adaptés à un monde de réseaux interdépendants. L'Etat n'est plus qu'un facilitateur, un coordinateur, il met en oeuvre un pilotage des ordres politique, économique, juridique et social. Les conditions d'application du théorème de Coase (cf. supra, 1.3.) limitent les domaines d'application. Par ailleurs, un fonctionnement en réseaux développe des loyautés qui ne sont pas forcément vertueuses pour la collectivité. Les réseaux officiels et transparents gérant les échanges entre la sphère publique et privée ont souvent des prolongements dans des réseaux occultes voire criminels. Ces derniers possèdent souvent le vrai pouvoir pour influencer l'action publique.
L'intérêt croissant porté à l'hétérarchie comme mécanisme d'abaissement des coûts transactionnels au sein de l'économie s'explique par la difficulté des ordres économiques et politiques à atteindre seuls leurs buts (la maximisation du profit, les PAS...). L'un des blocages vient de la rationalité limitée des agents qui renforce les stratégies opportunistes aux effets globaux négatifs. La spécificité des actifs échangés, le capital social et l'interdépendance des acteurs réduisent les risques de trahison et renforcent la solidarité, le consensus et la loyauté vis-à-vis des règles du jeu , ... mais n'oublions pas que celles-ci peuvent être les règles officielles ou les règles occultes et illégales.
3.3. Gouvernance et corruption
Le programme de recherche sur la gouvernance comme instrument de lutte anti-corruption est intéressant, mais nous présentons ici les facteurs qui limitent sa crédibilité dans les PED.
- La relation entre les PAS et la gouvernance est ambiguë, car les PAS en détruisant les modèles de citoyenneté du fordisme périphérique risque de bloquer le saut vers un modèle que tout le monde présente comme post wébérien.
- Le succès d'un modèle de gouvernance dépend de l'efficacité supérieure du mode de coordination hétérarchique, c'est-à-dire (i) des rapports personnels entre les membres de l'élite, (ii) du maintien de relations de confiance quand le nombre d'intervenants et les enjeux matériels augmentent, (iii) de la création d'une vision du monde commune qui offre la légitimité du projet et sa faisabilité grâce à une loyauté partagée, (iv) du coût de coordination entre des ordres différents qui possèdent chacun sa propre logique. Ces conditions impliquent une qualité de l'information et une crédibilité des engagements qui n'existent pas souvent dans les PED.
-Le modèle de gouvernance ne peut en aucun cas être un modèle général de la coordination se substituant aux marchés et à la hiérarchie. Il demeure une troisième forme adaptée aux problèmes locaux, aux politiques sectorielles, mais peu opérationnel pour trancher les questions générales, celles traditionnellement posées par les partis politiques et les parlements. Ainsi la définition de la gouvernance donnée par la Banque mondiale amalgamant gouvernement et gouvernance (cf. supra) n'est pas opératoire et risque de se diluer dans les généralités. Seule une analyse comparative de l'efficacité relative des divers modes de coordination (marché, hiérarchie, hétérarchie) permettrait de savoir dans quel cas la gouvernance offre un avantage sur les autres formes de coordination (cf. Williamson).
- L'insertion de l'hétérarchie dans un système de marché et de hiérarchie ne va pas sans poser de nombreux problèmes et n'a rien de spontané. Elle implique un soutien institutionnel, des moyens et des ressources offrant un appui matériel et symbolique à ce mode de coordination. Les ressources matérielles investies doivent être justifiées par la démonstration que la gouvernance réduit effectivement les coûts de transaction dans un contexte où les réseaux demeurent ouverts à des outsiders. Si pour maintenir la confiance, les réseaux sont fermés, ils risquent de demeurer des structures claniques (non démocratiques) d'appropriation de rentes et de distribution de faveurs (égoïsme de court terme), et dans ce cas de ne pas offrir l'obéissance générale recherchée en bloquant le recrutement de nouveaux partenaires sociaux. Si les réseaux sont ouverts, il risquent d'être des structures incapables de prendre des décisions tranchées et de long terme (augmentation des coûts de transaction). La coopération débouchera alors sur un consensus mou annihilant les tensions créatrices produites par les conflits et leurs apaisements. Ainsi, l'hétérarchie est un mélange instable de coopération et de concurrence entre les réseaux d'acteurs peu adapté au monde fortement polarisé et à la violence des rapports sociaux des PED.
Dans ce sens, trois remarques supplémentaires s'imposent.
- Tout d'abord, la gouvernance risque d'accentuer la crise des partis politiques en réduisant leurs fonctions et donc leur légitimité de médiateur des politiques publiques. Les ONG de notables risquent de devenir le nouveau vecteur du clientélisme dans un cadre de baisse des ressources du modèle mercantiliste et, par ailleurs, les ONG militantes par leur succès réduiront la légitimité de l'Etat. La question des responsabilités en dernier ressort des effets des politiques issues de la gouvernance (l'imputabilité) reste entière. Qui bénéficie des bonnes performances et qui pâtit (sera sanctionné) des mauvaises ? Qui arbitre les conflits et selon quelle norme. Si la responsabilité en dernier ressort n'échappe pas à l'Etat, quelles normes d'évaluation des effets politiques et économiques qui sont souvent divergents à court terme.
- Il existe des degrés de priorité ou des conflits entre les performances économiques et la cohésion sociale. Si les performances économiques sont offertes par une administration marchandisée, c'est-à-dire réintroduisant des prix discriminants, celle-ci risque de ne pas renforcer la cohésion sociale. La crise de légitimité de l'administration peut alors s'accentuer si le complément offert par les filets de sécurité pour les plus démunis ne fonctionnent pas par faute de moyens ou de volonté. La marchandisation de la fonction publique brouille les repères normatifs. Le choix d'une stratégie de long terme (gradualiste et alliance) ou de court terme (thérapie de choc) se pose.
- Concernant la décision et la fourniture de services, la gouvernance enregistre alors le fossé qui existe entre les pratiques concrètes et les normes officielles qui ne sont plus que symboliques (Etat protecteur). Mais, la légitimation d'un pouvoir fondée sur les seules pratiques concrètes d'échange d'information et de persuasion risque d'être faible dans un univers ou les ressources matérielles manquent.
- Enfin, dans l'ensemble des situations ou l'Etat (hiérarchie verticale) est débordé par la société civile, la gouvernance lui refusant la souveraineté ne lui fournira aucun argument de restauration d'un principe d'autorité au service du bien commun. La hiérarchie verticale sera remplacée partiellement par une coordination horizontale selon le modèle de gouvernance, et la sphère politique sera au service des groupes les mieux organisés et les plus riches. L'idée de compensation des perdants perd toute crédibilité.
Un paradigme issue d'un débat sur l'Etat post-wébérien et intégré de façon partielle à l'économie politique du développement renforce la sensation d'un discours inadapté à la démocratisation des PED.
Conclusion
La bonne gouvernance est à la fois un moyen et un but de la stratégie anti-corruption de la Banque mondiale. Elle met en scène toute une panoplie pro démocratique et pro marché qui aura du mal a être opérationnelle sans supprimer les multiples contradictions qui existent dans le discours de la Banque.
En effet, la gouvernance ne peut fonctionner qu'à la condition que la société civile soit déjà organisée entre groupes aux intérêts divergents, mais de puissance semblable, comme dans le modèle pluraliste. A défaut de quoi il n'y a aucune raison que le système soit apte à défendre les exclus et à gérer les arrangements et les compensations imposés par la lutte anti-corruption dans ses deux versants (libéralisation et réformes institutionnelles). Toute la stratégie repose alors sur la nature bienveillante des acteurs sociaux ou sur l'efficacité des pressions issues de la conditionnalité. La bienveillance implique une sphère politique dépassionnée et un système de construction de la loyauté grâce à une forte légitimité des institutions publiques. La stratégie est alors inadaptée aux pays sans tradition démocratique et administrative, car l'hétérarchie et les ONG demeureront des relais occultes du clientélisme. La démocratie nécessite dans les pays à forte inégalité de répartition des revenus la construction de la citoyenneté grâce à la protection sociale qu'offre l'Etat. Mais la protection sociale est elle-même contradictoire avec la libéralisation économique et avec la gouvernance. De la même façon la stratégie anti-corruption de la Banque demeure contradictoire dans ses choix entre la recherche de résultats à court terme ou à long terme (gradualisme ou thérapie de choc), et entre des propositions de thérapies de choc et l'affirmation de la nécessité de délais d'ajustement pour les acteurs durant les négociations. Des contradictions demeurent aussi sur l'articulation d'un discours axé sur l'efficience économique et sur la stabilité politique qui implique un système de légitimation du pouvoir. Enfin, la Banque sous-estime les tensions entre les effets partiels et sectoriels (micro-légitimité et micro-économique) et des effets généraux (macro-politiques et macro-économiques) ou se mêlent des éléments positifs et négatifs de la lutte anti-corruption.
Ainsi, on peut se demander si les PED ont la possibilité de construire leurs institutions sur un modèle de technocratie politique post wébérien, c'est-à-dire de politique publique sans politique ? En l'état des savoirs cela est peu probable, d'autant que l'on ne connaît jamais à l'avance les formes institutionnelles qui seront, selon les activités humaines concernées, les plus aptes à faciliter la transition vers une des formes de modernité possibles pour les PED. L'articulation d'un discours positif et normatif semble alors une piste pour les futures recherches sur la lutte anti-corruption.
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