DEFT ET GLOBALISATION : ANALYSE ET MESURE DU PHENOMENE

Novembre 2OOO

J. Cartier-Bresson

I. Hors

C. Josselin

S. Manacorda

 

Résumé du rapport final commandé par l’Institut des Hautes Etudes de la Sécurité Intérieure

 

Première partie : Pour une définition opérationnelle des Délinquances Economiques et Financières Transnationales

Chapitre 1. L’émergence des DEFT dans la littérature contemporaine

Chapitre 2. Les relations dangereuses des DEFT avec le crime organisé

Chapitre 3. Proposition d’une définition opérationnelle des DEFT à partir du caractère transnational

 

Seconde partie : Les Délinquances Economiques et Financières Transnationales, Les évaluations quantifiées existantes

Chapitre 1. Les mesures de l’économie souterraine

Chapitre 2. Les évaluations par type d’infraction

Chapitre 3. Blanchiment, finance internationale et centres offshore

Synthèse du rapport final

 

Les phénomènes de macrocriminalité internationale sont depuis quelques années présentés comme une menace majeure susceptible de déstabiliser l'ordre économique, politique et social au niveau interne et international sans que le phénomène n’ait été au préalablement défini de façon opérationnelle, analysé et quantifié. Cependant, il existe indéniablement un sentiment d’impuissance parmi les organes chargés de contrôler et sanctionner ces phénomènes.

L’aspect transnational des opérations criminelles ou délictueuses soulève en effet des nombreuses difficultés tant sur le plan préventif (insuffisance des données empiriques, carence d’analyse d’impact, absence de stratégies coordonnées au plan international, etc.), que répressif (caractère ethnocentrique des systèmes pénaux, écart et difficultés de mise en relation entre procédures pénales au niveau comparatif, inadaptation relative des mécanismes de coopération judiciaire, etc.).

Face aux difficultés juridiques et judiciaires que soulève l’aspect de plus en plus transnational de ces grandes opérations criminelles ou délictueuses, ou bien face au manque d’incrimination de ces agissements dans le droit interne (les blocages techniques), la notion de criminalité organisée s’est imposée dans de nombreuses instances internationales (en particulier l’Union Européenne et l’ONU) depuis le début des années quatre-vingt-dix. Cette notion concerne les " formes graves de la criminalité internationale ", c’est-à-dire aussi bien les agissements des organisations criminelles (au sens de mafias, ou d’association de malfaiteurs), les pratiques des organisations terroristes que les actes délictueux de certaines grandes entreprises multinationales ou de certaines partis politiques. Elle a donc immédiatement suscité insatisfaction, inquiétude et controverses.

La première partie du rapport, qui est le fruit d’un regard croisé entre l’économiste et le juriste pénaliste, propose de rétablir dans l’analyse et dans la politique criminelle une distinction entre les délits des organisations criminelles et les délits des entreprises économiques et financières légales.

Les rapporteurs définissent alors les délinquances économiques et financières transnationales (DEFT) en opposition à l’incrimination de criminalité organisée. Le rapport, arguant qu’il existe une spécificité des actes délictueux des entreprises légales par rapport aux actes des organisations criminelles ou des organisations terroristes, s’inscrit dans un courant de pensée critique vis-à-vis de la constitution d’une qualification de crime organisé. Ce choix est renforcé par le sentiment que les politiques criminelles susceptibles d’être efficace vis-à-vis de ces diverses formes de délinquances ne sont pas de même natures. Le regroupement d’infraction des DEFT ne concerne que les phénomènes liés à la délinquance d’affaire (les infractions étudiées par le droit pénal des affaires) qui connaissent un développement spécifique dans un contexte d’internationalisation des échanges. Nous retrouvons ainsi les infractions prévues par le code pénal ou hors du code pénal, et qui présentent un caractère d’extranéité quasi systématique quant aux auteurs, aux victimes ou aux territoires concernés par les actes. C’est l’extranéité qui paralyse le droit pénal, qui est par définition interne.

Il faut préciser que la définition formulée est " opérationnelle " car elle permet d’étudier, de proposer ou d’évaluer des options alternatives de politique criminelle (prévention/répression, régulations privées et/ou publiques, etc.), ce qui dans le cas d’une délinquance en col blanc est primordial si l’on veut la mise en œuvre d’une politique crédible (appliquée et applicable). La politique criminelle relative aux DEFT a mobilisé en priorité l’instrument pénal. Sur ce plan ont joué différents facteurs : le recours à l’étiquette criminalité organisée et l’effet stigmatisant de la peine.

On rappellera en revanche que les options de politique criminelle qui existantes concernant les délinquances économiques et financières sont nombreuses. Il est possible de cerner les avantage et les inconvénients de chaque option et d’être ainsi capable dans un deuxième temps d’opérer une évaluation de l’efficacité relative de chacune d’entre elles.

Selon la grille de lecture des grands systèmes de politique criminelle proposée par Delmas-Marty (1992), la panoplie des instruments de politique criminelle s’articule autour de quatre axes  : (i) réponses étatiques aux infractions (droit pénal, droit administratif, droit civil, médiation étatique), (ii) réponses sociétales aux infractions (codes disciplinaires professionnels, autodéfense), (iii) réponses étatiques aux déviances assurées par la police ou par les autorités médico-sociales, (iv) réponses sociétales à la déviance assurée par la famille, l’école, l’église, le milieu social.

Concernant les DEF, les réponses sont dans une très large mesure de deux ordres :

- Les réponses d’origine étatique (système pénal, droit administratif, droit civil, arbitrage étatique) ;

Nous retenons comme infraction type la fraude fiscale, la corruption, la fraude au budget d’organisations internationales, la contrefaçon et le blanchiment. Le rapport ne peut proposer de choix optimal entre les divers instruments judiciaires (coopération, élargissement, harmonisation, corpus juris), mais constate que l’utilisation de ces instruments doit être complétée par des options préventives.

Toutefois, opérer une scission entre la délinquance d’affaire et la criminalité organisée est loin de résoudre l’ensemble des problèmes que pose la mise en œuvre d’une politique criminelle juste et efficace contre les délinquances économiques et financières transnationales (DEFT). La transplantation opérationnelle de la notion de DEFT dans le droit continue de poser de nombreuses questions qui s’apparentent malheureusement aux problèmes posés par la notion de criminalité organisée.

 

Les chiffres recherchés dépendent de la question posée. Trois grandes questions concernent les économistes et les criminologues : (i) les causes du délit ; (ii) les conséquences du délit ; (iii) les moyens de contrôle optimal. Ces trois questions et leurs réponses fonctionnent comme un triptyque dans le sens où elles sont séparées sans être indépendantes.

La seconde partie du rapport ne présente que les diverses analyses chiffrées concernant les conséquences des DEFT. Partant de l’hypothèse qu’une politique criminelle rationnelle doit se fonder, entre autres, sur une analyse des dommages occasionnés par les agissements délictueux, cette partie est consacrée aux aspects quantitatifs des DEFT. La question de l’efficience des politiques criminelles envisagées ou suivie est double et recoupe à la fois : (i) la vérification de l’adéquation rationnelle des moyens mis en œuvre aux fins souhaitées. En effet, dans la logique des analyses coût/bénéfice, le coût marginal de la politique publique engagée doit être égal au bénéfice marginal pour la société d’une réduction de la délinquance ; et (ii) la vérification que ce montant global de dépenses efficientes est rationnellement distribué entre les divers postes de dépenses envisageables. Il faut alors être capable d’opérer, par exemple, un choix de répartition des dépenses entre les instruments préventifs et répressifs, entre les régulations publiques ou privées. Il faut de même analyser les coûts comparatifs des divers processus juridiques et judiciaires allant de la punition (y compris la privation de liberté) à la réparation (les dommages et intérêts). La notion même de conséquence doit être détaillée. En effet, pour prendre quelques exemples, les conséquences de la corruption (du travail au noir ou de la fraude fiscale) peuvent être définies :

La difficulté de la construction satisfaisante de ces chiffres explique qu’il faut rester extrêmement précautionneux quant à leurs emplois. Il convient donc de distinguer plusieurs grandeurs qui sont liées mais d'ampleur très différente :

-Le chiffre d'affaires des infractions économiques et financières

-Le profit réalisé par les auteurs de ces infractions

-Les montants susceptibles d'être réintégrés dans le circuit officiel

-Les distorsions directes et indirectes induites par ces infractions

-Le "coût de crime" qui englobe outre les dommages occasionnés, les coûts publics et privés de la prévention et de la répression.

De ces grandeurs, on doit ensuite extraire la fraction transnationale. En toute logique, il faudrait distinguer :

- Les infractions économiques et financières commises à l'intérieur de frontières et ne comportant pas d'élément transnational. Ces DEF ne rentrent pas dans le cadre de notre étude, mais figureront souvent dans les sources collectées.

- Les infractions économiques et financières présentant un élément d’extranéité (cf. première partie sur la définition des DEFT), soit le territoire, soit la victime, soit l’auteur.

En raison de ces difficultés, la littérature existante qui traite de l'évaluation de l'ampleur de la criminalité est limitée ; la littérature qui présente des classement subjectifs (corruption, place offshore) ou qui cherche à décrire les modes de fonctionnement des organisations criminelles comme les mafias ou des pratiques délictuelles comme le blanchiment d'argent est beaucoup plus répandue.

Le rapport constate qu’une mesure rigoureuse des DEFT se heurte à de multiples difficultés : phénomène récent d’accentuation de l’internationalisation, acteurs intégrés et souvent protégés, victimes inconscientes, développement des technologies de l'information et des centres financiers offshore).

Dans une conjoncture où des chiffres pharaoniques sont régulièrement repris (les 1000 milliards de dollars de l’argent sale dans le monde successivement présentés comme un chiffre d’affaires, un profit, un montant blanchi, …) sans que les sources ou leur cohérence ne soient étudiées par les utilisateurs, le rapport recense de la façon la plus exhaustive possible les études sur la mesure du phénomène. Il présente et commente de façon analytique et méthodologique les données concernant l’économie souterraine, la drogue, la fraude fiscale, la corruption, les fraudes douanières et la contrefaçon, le coût social du crime, et enfin les données sur le blanchiment.

Un constat pessimiste s’impose dès lors que la majorité des chiffres sont construis selon des méthodes indirectes qui déduisent l'ampleur des infractions économiques et financières des données macroéconomiques agrégées (comptabilité nationale, masse monétaire). Le manque de fiabilité actuelle des grands chiffres macroéconomiques agrégeant diverses infractions de nature très diverse et les divergences selon les sources, les auteurs et les hypothèses de calculs montrent que la quête du nombre magique est vouée à l’échec. Des chiffres aussi variés et incertains ne peuvent fournir les bases d’une aide aux choix de politique publique.

Le rapport préconise alors un système d’évaluation quantitative par infractions en développant des enquêtes de terrain se fondant sur des questionnaires adressés à l’ensemble des acteurs concernés par la lutte contre les DEFT. Ces enquêtes gérées au niveau national intégreront des questions précises sur la fraction transnationale des délits. À la suite de cette première étape des analyses du coût social par infraction pourraient éclairer les décideurs politiques nationaux et internationaux. Développer ces travaux quantitatifs sera coûteux et dépendra de la volonté des pouvoirs publics d’améliorer la connaissance de phénomènes qui sont rentrés dans l’agenda international de la sécurité intérieure et extérieure.

 

En conclusion, les rapporteurs relient fortement le sujet des DEFT au thème de la gouvernance dans ses deux dimensions : gouvernance étatique et gouvernance d’entreprise. La gouvernance est à la fois l’idéologie qui accompagne la régulation économique actuelle patrimoniale (le pouvoir des actionnaires et des investisseurs institutionnels) et un mode de résolution des conflits par le partenariat entre les grands réseaux de pouvoir politique et économique.

Vis-à-vis d’une délinquance des élites politiques et économiques, les rapporteurs insistent, en complément de la politique pénale, pour privilégier les politiques préventives et envisager la mise en place de négociations entre l’ensemble des partenaires concernés par les DEFT (gouvernement, parlement, firmes multinationales et institutions financières privées et publiques) et qui souhaitent participer à la réforme des normes de la régulation juridique de l’ordre économique international.

Les questions de gouvernance étatique ou privée ne manqueront pas de se poser de façon différente dans les pays du tiers-monde ou en transition et dans les pays développés. La présence d’éléments d’extranéité dans ces délits économiques et financiers exige la concertation politique, et pas seulement des mesures techniques, sur les normes éthiques du capitalisme mondial, c’est-à-dire sur les règles du jeu de l’économie globale et interconnectée. Cette concertation implique la connaissance (y compris quantitative) la plus précise possible des phénomènes.

La mise en place de recherches quantitatives se fondant sur des méthodes directes d’enquêtes (secteurs privés, organes publics, citoyens) par infraction au niveau national et intégrant des questions précises sur la fraction transnationale des délits est indispensable actuellement pour fonder une connaissance scientifique des délits économiques et financiers. À la suite de cette première étape des analyses du coût social par infraction pourraient éclairer les décideurs politiques nationaux et internationaux et les aider à opérer un choix de politique criminelle juste, crédible et efficace.